Une recherche-action collaborative en maternelle pour un climat scolaire serein et favorable aux apprentissages
Ce billet a été rédigé par Pascale HAAG (EHESS, LSN), Lisa COGNARD, qui a effectué un stage de six mois au Lab School Network dans le cadre de son master en Learning sciences au Centre de recherches interdisciplinaire (CRI) et Hélène MONTAGNE, directrice de l’école maternelle Barbanègre dans le 19e arrondissement de Paris.
Les émotions à l’école
La question des émotions fait partie intégrante du programme de cycle 1 et il revient aux enseignant•e•s d’accompagner « la capacité des enfants à identifier, exprimer verbalement leurs émotions et leurs sentiments », tout en veillant « à ce que tous puissent développer leur estime de soi, s’entraider et partager avec les autres » (p. 7). Cette « éducation à » n’est pas conçue comme un apprentissage supplémentaire déconnecté des enseignements habituels, mais s’effectue de manière transversale dans différents contextes – comme par exemple l’activité physique ou les pratiques artistiques, qui « mobilisent, stimulent, enrichissent l’imaginaire et sont l’occasion d’éprouver des émotions, des sensations nouvelles » (p. 14).
Une journée d’école est en effet jalonnée d’interactions et d’émotions de toutes sortes, qui affectent les apprentissages : le climat de la classe, les relations entre pairs, la manière dont les savoirs sont appréhendés, les réactions face aux difficultés ou aux obstacles, l’anticipation des résultats de l’apprentissage (Crahay, 2010 ; Weiss, 2000). Le rôle de l’école maternelle est d’autant plus crucial qu’il existerait des corrélations entre le bien-être émotionnel des enfants à l’école maternelle et leur future réussite scolaire (Hauser-Cram, Durand, et Warfield, 2007). Cependant, les professionnels de l’éducation se sentent parfois insuffisamment formés et démunis face à des débordements émotionnels que la seule injonction à la « bienveillance » ne permet pas d’accueillir ni de réguler et certains d’entre eux sont désireux de mieux connaître l’état des recherches sur cette question afin de faire évoluer leurs pratiques pédagogiques.
C’est en réponse à une telle demande émanant d’une école maternelle située en REP que la Cellule académique de recherche et développement pour l’innovation et l’expérimentation (CARDIE) de Paris a mis en place, en concertation avec l’inspecteur de circonscription, Gontrand Boulanger, un dispositif de recherche-action en collaboration avec l’EHESS et le Lab School Network, dans le cadre du projet européen Erasmus+ LabSchoolsEurope.
Pourquoi une recherche-action participative ?
Cette recherche-action s’inscrit dans le prolongement d’un « projet innovant » de la CARDIE au cours de l’année 2018-2019 : Mettre en œuvre une communication bienveillante efficace à l’école. Selon la fiche innovathèque, la recherche-action répond aux constats suivants :
enfants qui crient, s’enferment dans une colère, peu de maîtrise des émotions et peu de solutions à proposer par les adultes à ces enfants
adultes démunis face à certaines situations d’explosion d’émotions, des échanges entre enseignants mais pas de réflexion commune structurée de l’équipe éducative à ce sujet
peu de lien avec le périscolaire
Les principaux objectifs du projet y sont également mentionnés :
regarder l’élève autrement ensemble
recherche de cohérence au sein de l’équipe pédagogique, réponse systémique à l’échelle de l’école
trouver des réponses harmonisées et mutualisées
La présence de chercheurs visait principalement à :
aider à mesurer les effets du projet à deux niveaux – les élèves et l’équipe enseignante
former l’équipe avec des apports de la recherche
accompagner les enseignants dans la mise en pratique du projet (donner des étapes et des moments d’évaluation)
profiter d’échanges avec d’autres porteurs de projets similaires (enrichissement mutuel)
Le temps imparti pour cette première année est volontairement limité et les rencontres ont été placées durant les conseils des maîtres, pour ne pas surcharger l’emploi du temps des enseignantes, d’autant plus qu’il s’agissait d’une première expérience de collaboration avec des chercheurs, dont l’apport ne leur était pas évident de prime abord. La recherche a ainsi pris la forme d’un focus group. Les données ont été collectés sous forme de prises de notes durant les conseils des maîtres, complétées par des entretiens avec la directrice et un questionnaire complété en début d’année par l’ensemble de l’équipe. Ce projet est complémentaire des autres actions de formations dont bénéficie l’équipe : la participation de la directrice de l’école et de certaines enseignantes au GDP « Bien-être » de la CARDIE, qui se réunit trois fois par an en temps normal, et une journée de formation à la discipline positive en novembre 2019 dans le cadre d’une formation d’initiative locale (FIL).
Les apports de la collaboration entre enseignants et chercheurs
1. Rédaction d’un livret sur les émotions
L’inspecteur de circonscription avait insisté sur l’importance de l’apport de cadres théoriques issus de la recherche. À cette fin, Pascale Haag et une étudiante stagiaire du Lab School Network, Lisa Cognard, ont rédigé un livret présentant les regards sur la question des émotions portés par la recherche dans différentes disciplines (psychologie, sociologie, histoire, etc.) et l’ont présenté au fur et à mesure de sa rédaction lors des rencontres. Cette ressource, intitulée Les émotions. Mieux les connaître pour mieux les prendre en compte à l’école et dans la vie, est partagée librement sur la page des ressource du site du Lab School Network (une version papier sera publiée en septembre 2020 aux éditions L’Instant présent). Nous avons bénéficié du concours de Margot Le Lepvrier, jeune designer en service civique au sein du LSN, qui a réalisé les illustrations et l’édition du livret, ainsi que de la relecture attentive de Stéphanie Dubal (neuroscientifique, CNRS) et de Marlène Martin (université de Rouen, LSN), que nous remercions vivement.
2. Accompagnement de l’équipe dans la mise en œuvre du projet
Un autre objectif de la recherche-action était d’accompagner la mise en place du dispositif et la réflexion de l’équipe lors de réunions qui se sont tenues une fois par période. La question des émotions pouvait s’intégrer de manière transversale dans nombre d’activités en classe. Lors de la première rencontre, les attendus du socle commun en fonction du développement de l’enfant ont été rappelés.
S’approprier le langage, comprendre
Comprendre une histoire lue par l’enseignant ; la raconter en restituant les enchaînements logiques et chronologiques ; l’interpréter ou la transposer (marionnettes, jeu dramatique, dessin)
Apprécier une poésie, y repérer des mots évocateurs (ou amusants), faire part de ses impressions et les exprimer par un dessin ou une peinture libre.
Progresser vers la maîtrise de la langue française
PS : comprendre, acquérir et utiliser un vocabulaire pertinent (noms et verbes en particulier ; quelques adjectifs en relation avec les couleurs, les formes et grandeurs) concernant ses relations avec les autres : salutations (bonjour, au revoir), courtoisie (s’il vous plaît, merci)
MS : comprendre, acquérir et utiliser un vocabulaire pertinent (noms, verbes, adjectifs, adverbes, comparatifs), concernant les actes du quotidien, les activités scolaires, les relations avec les autres (salutations, courtoisie, excuses)
GS : comprendre, acquérir et utiliser un vocabulaire pertinent (noms, verbes, adjectifs, adverbes, comparatifs), concernant : l’expression des sentiments ou émotions ressentis personnellement, ou prêtés aux autres et aux personnages d’histoires connues
Devenir élève
Reconnaître ce qui le distingue des autres et à se faire reconnaître comme personne à vivre avec les autres dans une collectivité organisée par des règles
Respecter les autres et respecter les règles de la vie commune.
Vivre ensemble : apprendre les règles de civilité et les principes d’un comportement conforme à la morale
Écouter, coopérer
Éprouver de la confiance en soi, contrôler ses émotions
Agir et s’exprimer avec son corps : réaliser des actions à visée artistique, esthétique ou expressive pour être capable
d’exprimer corporellement des images, des personnages, des sentiments, des états
de communiquer aux autres des sentiments ou des émotions
de s’exprimer de façon libre ou en suivant un rythme simple, musical ou non, avec ou sans matériel
Percevoir, sentir, imaginer, créer
Observation et transformation des images : au moment où l’enfant est réceptif et motivé, il est important de lui donner à voir des images variées, d’arrêter son regard pour le temps de l’observation, de l’aider à préciser ce qu’il perçoit ; il doit trouver dans l’univers qui lui est offert des repères évocateurs (susceptibles de créer des émotions) et des supports culturels qui stimulent sa propre expression
Écoute : dire ce qu’on fait, ce qu’on voit, ce qu’on ressent, ce qu’on pense
Les enseignantes ont notamment exprimé le besoin de mieux connaître les différentes étapes du développement émotionnel de l’enfant, ce à quoi Pascale et Lisa se sont efforcées de répondre dans le fascicule sur les émotions.
3. L’usage de la boîte à émotions
L’un des objectifs de l’année était d’harmoniser les pratiques des enseignantes aussi bien au niveau de la communication que des dispositifs proposés aux enfants, afin de leur offrir un cadre cohérent et sécurisant. Les réunions ont permis de recenser l’ensembles des actions, en se centrant en particulier sur un dispositif commun : la « boîte à émotions ». Cette boîte, qui contient divers objets (voir ci-dessous), est destinée à aider les enfants à réguler leurs émotions. Elle est présente dans toutes les classes de l’école ainsi que dans le bureau de la direction et représente un outil commun à toute l’école qui suit également les élèves dans le temps, complétant les autres activités mises en place tout au long de l’année (pour en savoir plus, voir le fichier « Apprendre avec ses émotions » à la fin de ce billet).
Cette boîte est co-construite par les enseignantes et leurs élèves. Elle contient différents objets que les enfants ont jugé utiles pour leur permettre de réguler leurs émotions, comme du papier à déchirer avec une boite à colère qui mange le papier déchiré et la colère, des plumes, un doudou, un miroir, un sablier, des balles anti-stress (voir la liste exhaustive dans le document « Recherche-action_Emotions » téléchargeable à la fin de ce billet). Le contenu est susceptible de varier légèrement suivant les classes, ainsi que l’endroit où elle est placée dans la classe – dans un « coin du retour au calme », sur une petite table.
Un de nos objectifs de recherche était également d’étudier le discours des enseignantes sur l’évolution de l’utilisation de la boîte au fil de l’année : durant la première période, dans toutes les classes, la boîte était présentée aux élèves, qui pouvaient l’explorer à certains moments de la journée, par exemple, au moment de l’accueil, sans en réserver l’usage aux moments où ils se sentent submergés par une émotion. Progressivement, l’objectif a été compris et à partir des vacances de la Toussaint ou au début du deuxième trimestre selon les classes, des règles d’utilisation ont été définies : à quel moment utiliser la boîte, combien de temps – rendu visible par un sablier –, par un seul élève ou avec la possibilité d’être à deux, prévention de « détournements » du dispositif, tels que des stratégies d’évitement du travail, etc.
L’appropriation de l’outil a varié au cours de l’année, selon les classes et l’âge des élèves, mais aussi selon les personnalités des élèves. Ayant observé que certaines enseignantes étaient plus convaincues que d’autres de l’utilité de cet outil, nous nous sommes demandé si la façon dont les enseignantes présentaient la boîte à émotions et celle dont elles régulaient leurs propres émotions en recourant ou non à des techniques identifiables par les élèves (modélisation) avait un effet sur l’usage de la boîte. Répondre à une telle question impliquerait des observations dans les classes, qui sont envisagées pour la suite du projet.
4. Le bien-être des enseignantes
Accompagner le développement émotionnel des élèves au quotidien est éprouvant aussi pour les enseignantes. Afin de créer un environnement aussi favorable que possible à leur bien-être, des actions simples ont été mises en place et leur effet a été discuté lors des rencontres.
installation d’un panneau de « seaux à mots gentils » dans la salle des profs, où chacun peut laisser un petit mot à des collègues dans un gobelet ; voici quelques exemples de retours d’expérience, y compris en dehors de l’école : « ce n’est pas simple d’écrire des choses positives aux autres », « on n’a pas l’habitude », « il y a plein d’écoles où ce ne serait vraiment pas possible de faire ça », « je ne jette pas les petits mots, je les garde et ça me fait du bien de les relire, et à la maison, mes enfants sont curieux et viennent regarder ce que mes collègues m’écrivent ! »
aménagements dans les toilettes, dont les enseignantes soulignent que c'est « le seul endroit où on a deux minutes de silence, où on peut être tranquille, sans être sollicitée » : des galets sur le lavabo, des boutures de plantes qui ont poussé au cours de l’année et des photos de paysages qui font voyager aux murs
Recensement des ingrédients du bien-être des adultes et affichage de l'aide-mémoire dans la salle des maîtres
Pour ne pas conclure
Un premier constat à la fin de cette première année a été que l’outil « boîte à émotion », qui était initialement le « projet-phare », l’élément structurant et fédérateur sur la base duquel elles avaient décidé d’harmoniser les pratiques, répondait effectivement aux besoins de certains enfants à certains moment, mais qu’il était loin d’être le seul et qu’il était important donc de multiplier les propositions pour permettre à chacun de trouver les techniques qui lui conviennent le mieux. Nombre d’autres pistes ont ainsi été explorées avec les élèves : la fabrication d’un « baromètre » ou d’une « roue » des émotions, la proposition régulière de pratiques psycho-corporelles comme la respiration, la relaxation, le yoga pour faciliter le retour au calme, l’enrichissement de leur lexique à travers des histoires, des ateliers philos ou le « tour des gentillesses » pour permettre une meilleure identification des émotions et faciliter leur expression, tout en tenant compte de la diversité culturelle des élèves. Enfin, la place des parents a été régulièrement évoquée lors des rencontres, mais la situation sanitaire n’a pas permis de mettre en place d’action concrète pour les associer au projet.
La quatrième réunion s’est tenue le 10 mars 2020, juste avant le début du confinement et la cinquième a été annulée. La seconde passation du questionnaire n’a donc pas pu avoir lieu. Les échanges avec Hélène Montagne se sont poursuivis à distance, mais le projet a été mis provisoirement en suspens. Compte tenu des incertitudes concernant le déroulement de la rentrée 2020, une réflexion sera menée afin de le poursuivre en adaptant l’accompagnement des chercheures aux besoins des enseignantes dans cette situation inédite.
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