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Innover pour réformer l'Ecole ? Les écoles expérimentales dans l'enseignement public français


A l’occasion de notre Petit-déjeuner scientifique du vendredi 19 mars 2021, Marie-Charlotte Allam, docteure en science politique nous a présenté ses recherches à propos des politiques autour des écoles expérimentales dans l’enseignement public français à partir du cas des écoles de la Villeneuve de Grenoble des années 1970 à 2000.


Ses travaux portent sur l’histoire des pratiques et des politiques d’expérimentations pédagogiques dans l’enseignement public français. Elle nous explique le lien entre les politiques d’éducation et leur effet sur les pratiques pédagogiques.


Deux constats ont déjà été dégagés :


- Il existe une dimension politique de la pédagogie : au contact des premiers terrains d’enquête, Marie-Charlotte Allam a rencontré des enseignants militant dans des « mouvements pédagogiques », qui sont des associations d’enseignants qui militent pour l’introduction de méthodes alternatives dans l’enseignement public français. Ces enseignants se présentaient comme des « innovateurs », et portaient une vision très critique de l’institution scolaire. Leur engagement pédagogique semblait lié à leur socialisation politique et militante (de gauche ou d’extrême gauche dans le cas étudié).


- Il y avait une invocation croissante à l’innovation pédagogique dans l’enseignement. Nous pouvons penser à Jean Michel Blanquer qui invitait les enseignants à insuffler l’esprit Montessori dans les écoles (France Culture, juillet 2017). Dès les années 2000, Jack Lang avait cependant déjà créé le conseil national pour l’innovation et la réussite scolaire, institution qui visait à favoriser l’innovation.


Au premier abord, ces deux constats paraissaient contradictoires car d’un côté des enseignants se disant innovateurs avaient rencontré des obstacles, des mauvaises notes lors d’inspections, alors que de l’autre, entrait en tension avec le discours officiel de l’éducation nationale à la même époque qui invitait justement à innover.


En quoi l’affirmation de l’innovation pédagogique comme catégorie d’action et du discours éducatif rend-elle compte de la transformation des rapports entre l’Education nationale et le militantisme pédagogique ?


Quels sont les critères de l’éducation nationale pour distinguer les pratiques dites innovantes des autres ?



I . Approche et méthodologie d’enquête


Les recherches se basent sur une approche mélangeant la science politique, l’histoire et la sociologie visant à analyser l’élaboration des politiques scolaires, leur mise en œuvre mais également à étudier comment l’Etat va encadrer les expériences éducatives alternatives dans le système public, comment les enseignants vont vivre cet encadrement, comment ils vont recevoir ces injonctions, comment ils vont se saisir du discours sur l’innovation pour créer ou non des contenus, des projets dans leur école.


Marie-Charlotte Allam va se concentrer sur deux terrains d’analyse.


Son premier terrain repose sur l’expérience socioéducative de la Villeneuve de Grenoble, quartier construit à la fin des années 1960 qui a été inspiré des mouvements autogestionnaires. C’est un quartier qui se voulait à l’écart des autres grands ensembles, voulant lutter contre la ségrégation sociale, désirant favoriser la mixité sociale et l’implication du citoyen dans la vie collective. Il a été conçu par une municipalité de nouvelle gauche (qui se voulait entre une idéologie non communiste soviétique et le parti socialiste). Cinq groupes scolaires y ont été construits : des écoles maternelles et primaires ainsi qu’un collège. Ces établissements contribuaient au projet d’intégration sociale et avaient un statut expérimental. Les enseignants avaient le droit de déroger à plusieurs principes des établissements standards notamment sur le fonctionnement des écoles et sur certaines normes pédagogiques.


L’expérience éducative des enseignants a duré près de trente ans.


Marie-Charlotte s’est entretenue avec ces anciens enseignants et a pu restituer leur parcours, leurs modalités d’engagement, leur rapport à l’école, à l’institution scolaire, à l’Etat. Dans un second temps, elle a pu confronter la mémoire de ces enseignants sur leur vécu avec des archives collectées (archives de journaux, archives de l’inspection, de la correspondance administrative entre les écoles et l’inspecteur, les bilans des enseignants à l’issue de chaque année, les projets d’école, les réunions, les assemblées générales…)


Elle a effectué son second terrain aux archives nationales pour rechercher des archives de l’éducation nationale sur la politique d’innovation et d’expérimentation, et pour étudier comment elle a été élaborée, construite et pensée mais aussi pour découvrir quels acteurs étaient à l’origine de ces politiques, quels étaient les lieux où on pensait l’innovation pédagogique dans l’éducation.


Il ne fallait pas voir ces deux terrains de manière indépendante mais plutôt rechercher les interactions entre les deux, regarder les circulations d’acteurs entre la Villeneuve et les hauts fonctionnaires de l’éducation nationale, regarder la circulation des idées entre les deux niveaux et dans les deux sens. En effet, il y a à la fois de hauts fonctionnaires qui se sont impliqués sur le terrain local de la Villeneuve mais aussi des enseignants, des administrateurs locaux qui ont été proches de ce quartier qui sont ensuite aller œuvrer au niveau national en faveur des expérimentations.



II. Les transformations de la politique d’innovation et d’expérimentation


L’expérimentation et l’innovation n’ont pas été des thématiques très étudiées au moment des travaux de Marie-Charlotte Allam, il y avait assez peu d’informations. Les seuls travaux existants sur l’innovation et l’expérimentation étaient des travaux d’enseignants, de praticiens qui militaient pour l’innovation et l’expérimentation, cela ne renseignait pas sur les politiques sous-jacentes.


Marie-Charlotte Allam a pu constater un fort éparpillement des sources, indice montrant qu’au début des années 1970, il n’y avait pas d’instance chargée de construire une politique d’expérimentation identifiée. Il existait néanmoins des prémices d’une politique d’expérimentation avec différentes institutions, différents lieux dans le ministère où l’on traitait la question de l’innovation pédagogique et de l’expérimentation. Ce bureau dédié à ces questions n’est apparu qu’au début des années 1990. La politique étudiée était alors faiblement institutionnalisée. Elle avait tout d’abord très peu d’ancrage dans les pratiques (l’innovation n’était pas un terme très utilisé par les décideurs politiques et par les enseignants), il n’y avait également pas de continuité historique et institutionnelle entre les différents changements ministérielles.


Dans les années 1960/1970, il n’y avait pas de politique nationale cohérente qui venait réglementer les écoles expérimentales. On pouvait créer des écoles expérimentales dans le système éducatif mais plutôt au grès de l’administration locale ou des inspecteurs.trices/inspecteurs.trices généraux parfois grâce à l’influence de certains réformateurs.


Par exemple, l’école Decroly de Saint-Mandé ou encore l’école Freinet de Saint-Paul de Vence, avaient un statut expérimental mais n’étaient pas vraiment encadrées.


On peut observer une rupture avec mai 1968 : il y avait cette nécessité de répondre à cette demande de changement pédagogique manifestée par une partie des enseignants et étudiants mais une partie de l’opinion publique était réticente face à cette demande de libéralisation.


En 1971, l’Etat va créer la mission de la recherche pédagogique qui va avoir pour fonction de réguler et d’encourager les initiatives enseignantes et en même temps de les contrôler et de les réguler.


On va retrouver cette double facette au cours de toute la période d’étude : le ministère va à la fois avoir un discours d’encouragement et un discours pour freiner les enseignants par rapport aux expériences entreprises dans les écoles. Il va alors créer un statut qui est un statut expérimental en 1972.


Les écoles de la Villeneuve vont bénéficier de ce statut. C’est la première fois qu’est créé un statut national qui peut être utilisé pour tous les établissements scolaires leur permettant de déroger à la norme mais au sein de l’enseignement public.


L’idée était de tester des pédagogies, de les observer scientifiquement avec des chercheurs qui vont visiter les écoles en faisant une évaluation. Si ces nouvelles pédagogies semblent fonctionner, l’objectif est alors de les généraliser à l’ensemble du système éducatif. Pour exemple, les pédagogies d’éveil ou encore le système de « cycles » dans le primaire officialisé en 1989, sont aussi nés d’expérimentations.


Cette politique de généralisation que l’on appelle « top-down », va être critiquée quand la gauche va arriver au pouvoir en 1981. L’Etat va avoir du mal à évaluer les expérimentations, les généralisations ne vont alors pas naître. La gauche va critiquer ce contrôle des écoles expérimentales et va essayer de mettre en œuvre une autre politique : la politique d’innovation. Cette nouvelle politique dite « bottom-up », est apparue avec l’idée de décentraliser, de laisser plus d’autonomie aux échelons locaux, au niveau des rectorats et des inspections pour faire émerger des expérimentations. L’Etat n’aura alors pas pour rôle de contrôler ces écoles expérimentales, il déléguera une partie de ses fonctions tout en gardant la définition des grandes orientations générales comme la lutte contre les inégalités scolaires, l’informatique…


Entre les années 1970 et 1980, il va donc y avoir un glissement d’une politique d’expérimentation à une politique d’innovation. Des centres expérimentaux Savary vont apparaître : le lycée autogéré de Paris, le lycée de Saint-Nazaire, le lycée d’Oléron, le collège lycée d’Hérouville-Saint-Clair ; établissements qui ont été ouverts à l’arrivée d’Alain Savary. Ces établissements étaient comme le reflet de la gauche de l’époque : elles encourageaient les expériences des enseignants et étaient ouvertes à la création de nouveaux établissements.


Il y a alors eu de nombreuses demandes d’ouverture d’établissements expérimentaux ; les ministères ont été submergés et n’ont pas su comment réagir. Dès 1983, il va y avoir un tournant dans la manière de gérer les écoles expérimentales ; le ministère va mette fin à cette politique d’ouverture.


1983 est une année importante car la France se trouve dans une situation de crise économique, le budget pour l’éducation est alors restreint. On assiste aussi à une accentuation de la politique de décentralisation ; la politique d’innovation sera gérée par les échelons locaux. Une politique de projet va alors naître (projets d’établissements) où vont devoir se mouler les nouvelles expériences éducatives alternatives dans l’enseignement public. Les enseignants vont proposer des expériences qui seront avalisées ou non par l’inspection. C’est seulement dans ce cadre-là qu’ils vont avoir le droit d’expérimenter. Il y a l’idée d’une contractualisation entre les établissements et les institutions administratives : le projet d’établissement est une sorte de contrat entre l’Etat et les établissements. Cela permet de responsabiliser les enseignants et les chefs d’établissements dans la conduite des projets. C’est ce qu’il se passe dans la Villeneuve de Grenoble (politique des ZEP).


Cette politique d’innovation est considérée comme une politique managériale, elle trouve une continuité dans les années 2000 et est toujours d’actualité aujourd’hui.


Il y a néanmoins depuis les années 2000, une accentuation de l’innovation comme compétence individuelle : on va faire de l’innovation une compétence centrale des enseignants. Cela fait donc reposer l’initiative du changement non pas sur les décideurs politiques mais sur les enseignants. Des prix de l’innovation sont décernés aux meilleures innovations. C’est la course aux labels innovants.



III. Institutionnalisation et essoufflement du militantisme pédagogique : le cas de la Villeneuve de Grenoble


Depuis les années 1970, nous sommes passés d’une expérience qui était autogestionnaire à un essoufflement des pratiques pédagogiques alternatives. Les politiques de l’innovation vont, entre autres facteurs, participer à la disparition des pratiques pédagogiques alternatives.


Le quartier de la Villeneuve de Grenoble est un quartier qui se voulait expérimental. À la suite d’une concertation des futurs habitants et des futurs professionnels du quartier dans les années 1970, ils ont écrit une chartre des écoles expérimentales de la Villeneuve avec des idées assez avant-gardistes notamment sur la coéducation. Il y avait l’idée d’une « éducation permanente » (« l’école tout le temps et partout »), mais aussi qu’il fallait ouvrir les écoles à d’autres professionnels et laisser les enfants sortir dans le quartier pour qu’ils s’impliquent dans la vie collective.


Les architectures des écoles étaient originales pour l’époque. Dans certaines, il n’y avait pas de classes mais seulement des petits ateliers, qui n’étaient parfois pas fermés par des portes ou des murs, ce qui engendrait beaucoup de bruit. Des cloisons ont vite été réinstallées. Il y avait une mixité d’âge dans les classes ce qui s’appelait les « cycles multi-âges » à la Villeneuve de Grenoble. Dans certains projets, tous les enfants de l’écoles étaient réunis.


La pédagogie mise en œuvre était une pédagogie participative. Beaucoup de militants Frenet et de militants de l’éducation populaire ont refusé l’étiquette de mouvements pédagogiques particuliers ; ils ont alors créé leur pédagogie qui était inspirée de pratiques de démocratie directe pour les enfants (assemblée générale des enfants, conseil des enfants, pédagogie de projet : classes vertes autogérées où les enfants pouvaient choisir la destination de leur classe verte). Ces projets étaient réellement innovants pour l’époque.


Ce projet autogestionnaire a été assez controversé dès sa naissance. En effet, il était très politisé à gauche et l’administration avait du mal avec cette organisation. Les enseignants refusaient la hiérarchie de l’inspection, étaient contre le rôle de sanctions des inspecteurs, refusaient les inspections individuelles. De nombreux conflits ont éclatés.


A partir des années 1980, on observe un essoufflement de ces pratiques pédagogiques expérimentales qui serait dû à plusieurs facteurs. La paupérisation du quartier en est la première cause. La population va devenir de plus en plus pauvre, il y aura de moins en moins de mixité sociale, la distance sociale entre les enseignants et les parents sera plus grande. Il y aura alors moins de communication entre eux. Cela va aussi avoir pour effet direct un reclassement institutionnel du quartier : les écoles vont perdre leur statut d’école expérimentale mais vont aussi obtenir le statut de ZEP, ce qui va réduire la marge de manœuvre des enseignants pour expérimenter.


Dans le contexte de la décentralisation, on va assister à une redistribution des pouvoirs en faveur de l’administration locale. En effet, avec les politiques de projets, les inspecteurs vont avoir davantage d’influence sur ce qu’il se passe au sein des écoles. Les enseignants ont dû être plus attentifs à la rédaction des différents projets (tableaux, grilles à remplir) et à estomper leurs idées de projets pédagogiques expérimentaux. Par exemple, l’idée de coopération, de coéducation avec les élèves va disparaitre car elles n’étaient pas acceptées par les inspecteurs. Cela va mener peu à peu à ce que Marie-Charlotte Allam appellera une « usure militante ». Certains enseignants partent à la retraite ; il y a une absence de renouvèlement du noyau dur des enseignants qui luttaient pour les pédagogies alternatives.



En quelques mots…


L’Etat a un rôle double : celui d’encourager l’innovation et de l’encadrer. En institutionnalisant, on va observer un essoufflement des pratiques radicales qui vont entrer dans les normes de l’éducation nationale, dans les formulaires de projets d’établissement avec cette politique d’innovation. L’Etat va aussi contrôler d’autres pratiques qui ne veut pas voir se développer comme par exemple les pratiques qui critiquaient la hiérarchie scolaire ou les frontières entre les différents professionnels de l’éducation.




Le Powerpoint de la présentation :


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